07 juin 2021

Interview de Maryam Kolly dans le journal Knack : Pour la drarrie, le Flamand est un gagnant.

Maryam Kolly, professeure à l'Université Saint-Louis - Bruxelles et membre du CESIR, s'est fait interviewé par Erik Raspoet dans le journal néerlandophone Knack. Voici la retranscription de cette interview écrite en néerlandais.

Pour la drari, le Flamand est un gagnant.

La conscience collective d'être exposé à une discrimination structurelle crée un lien fort", explique la sociologue bruxelloise Maryam Kolly. Conversation sur le lexique des quartiers chauds, et celui du gouvernement.

Maryam Kolly, qui enseigne la sociologie à l'Université Saint-Louis de Bruxelles (USL-B), est depuis de nombreuses années à l'écoute des quartiers sensibles de la capitale. Dans une contribution au livre récemment publié « Voices for the City. Perspectives on Urban Social Work », elle dissipe quelques mythes persistants sur un groupe de population mal connu.

Dans une contribution au livre récemment publié, elle déboulonne un certain nombre de mythes persistants. 

Vous identifiez ces notions comme faisant partie de l'écologie urbaine de Bruxelles. Pouvez-vous expliquer cela ?

MARYAM KOLLY : La dualisation dans les quartiers pauvres est très élevée. Les jeunes vont dans des écoles que l'on appelle de manière dénigrante des « écoles poubelles ». En dehors de l'école, dans l'espace public, ils sont soumis à des contrôles humiliants de la police à intervalles réguliers.

Bien sûr, il y a des enseignants qui font tout leur possible pour ces jeunes, et dans les forces de police, vous trouverez des officiers qui rejettent le racisme. Mais cela ne change rien au fait que lorsque les institutions publiques telles que l'éducation et la police échouent, on obtient un environnement dans lequel les jeunes se morfondent. C'est ce que l'on ressent dans ces quartiers. Pour s'armer contre cela, les jeunes créent leur propre microcosme, où la solidarité mutuelle est très forte. Cela inclut également leur propre jargon, leur musique et leur culture de l'image. 

Faut-il voir dans cette solidarité une compensation des déficits que les jeunes subissent à la maison ?

KOLLY : Pas du tout, c'est une fausse contradiction. La mif, comme ils appellent "la famille" dans leur jargon de rue, va bien au-delà de la famille nucléaire. Elle se compose de cercles concentriques dans lesquels s'inscrivent les parents de sang, les amis et les voisins, mais aussi des groupes plus larges du voisinage avec lesquels on se sent solidaire sur la base de valeurs ou d'expériences communes. Pratiquer la même religion, partager un logement social - cela peut suffire à l'appartenance. J'en ai fait l'expérience moi-même en tant qu'enfant d'immigrants iraniens. Les gens de l'âge de mes parents étaient un peu comme mes oncles et mes tantes. À leurs yeux, les enfants des autres étaient aussi leurs enfants. 

Ce qui est typique, c'est la conscience collective d'être exposé à une discrimination structurelle. Cette victimisation partagée crée un lien fort. À cet égard, il n'y a pas de différence entre les sexes ; tout le monde est dans le même bateau. Comme le gouvernement n'est pas en mesure de fournir une protection sociale, ils la recherchent dans la mif.

Les adolescents et les jeunes hommes s'appellent des "draris".

Mais que signifie exactement ce mot arabe dans les quartiers de Bruxelles ?

KOLLY : Littéralement traduit, un drari est un enfant, mais pour eux, cela a une signification très différente. Drari est un cri qui exprime l'enthousiasme, la joie et la générosité. Elle transcende la communauté arabophone, la moitié de Bruxelles est peuplée de draris. Avant tout, bien sûr, il s'agit des Magrébins et des Noirs, des jeunes issus de l'immigration qui commencent leur parcours de vie avec un désavantage. Ils vivent dans des quartiers pauvres, risquent d'abandonner l'école, considèrent la délinquance comme une voie alternative à la réussite, subissent les violences policières. Mais les jeunes qui ne sont pas issus de l'immigration et qui suivent le même parcours deviennent également des drarries. Ce mot a un grand pouvoir ; les draris se retrouvent dans la résistance contre l'exclusion et la violence sociale. Cette résistance prend souvent des formes artistiques et culturelles, mais peut aussi s'exprimer de manière violente. C'est avant tout une attitude cool ; un drari combine fierté et désobéissance avec nonchalance. L'appropriation culturelle est remarquable : dans les milieux aisés, elle regorge de draris qui utilisent d'autres mots arabes comme wulla et hnouch.

Ce sont les ivrognes jeunes européens qui eux ne sont pas contrôlés par la police lorsqu'ils s'assoient dans le skate park pour fumer des joints.

Vous critiquez le cadrage sémantique des "jeunes à problèmes". Comment ce cadrage fonctionne-t-il ? 

KOLLY : Les jeunes sont vus à travers des lunettes négatives. Ils ressentent le regard désapprobateur lorsqu'ils se rendent dans des espaces publics, et ils ressentent surtout le regard sécuritaire, la façon dont le gouvernement - la police et les autres agences - les considèrent et les traitent comme des criminels potentiels. Les médias, eux aussi, confirment souvent le stéréotype du jeune Magrébin comme voleur, violeur ou fauteur de troubles. Entre-temps, la politique a développé tout un lexique à ce sujet : la lutte contre la délinquance, les cellules locales de sécurité intégrale, les agents de radicalisation, etc. Ces termes politico-scientifiques contribuent à la stigmatisation des jeunes des quartiers défavorisés. Grandir dans un tel climat a des effets dévastateurs sur l'image que l'on a de soi ; pour de nombreux jeunes, les préjugés sont intériorisés. Essayez d'imaginer que l'environnement de la bulle bobo de Bruxelles était perçu de cette manière.

Qu'est-ce que tu veux dire ?

KOLLY : Imaginez un peu : la police se concentre sur les bio-marchés, les boutiques hipster, les galeries d'art et les bars à vin branchés du centre-ville. Ils commencent à contrôler systématiquement les parents avec des vélos porteurs, à envahir les cafés où se rassemblent les militants anticapitalistes. Le résultat est évident : la ville hipster deviendrait elle aussi rapidement un espace identitaire où la victimisation partagée constitue le ciment.

Qu'entendent les jeunes bruxellois par "parler comme un Flamand" ? 

KOLLY : Parler comme un Flamand, c'est parler comme un gagnant, quelqu'un qui peut utiliser sa langue comme une arme. Un problème avec le directeur de l'école de vos enfants ? Un différend avec un service public ? Le Flamand ne le règle pas par la violence physique punitive, il porte des coups verbaux. Il y a beaucoup d'ironie et d'humour pétillant dans la culture drari, mais dans le langage des jeunes, Flamand a une connotation négative. Dans une société duale, le Flamand bénéficie de tous les privilèges, il est donc le miroir des draris.

N'est-il pas agréable de voir ces jeunes inventer leur propre terminologie pour dénoncer les structures inégalitaires de la société, ils sont comme des sociologues. Attention, tout n'est pas sans ambigüité. Chacun essaie de faire quelque chose de sa vie, y compris le drari. Ils vont à l'école, cherchent du travail, essaient de ne pas enfreindre la loi. En d'autres termes, ils jouent parfois le rôle du Flamand. Mais sans vendre leur âme ni trahir leurs amis du quartier, car la loyauté du groupe ne le permet pas.